Philip Newman, était un chirurgien affecté au 12ème Poste de Tri des blessés en tant que chirurgien. Son unité a été basée en France à partir de février 1942. Il avait 28 ans à l’époque.
Les Postes de Tri des blessés étaient les unités médicales du front, accueillant les malades et blessés, évaluant la gravité des blessures, apportant les soins d’urgence, et évacuant les blessés vers des hôpitaux. Chaque unité avait 12 officiers, un Commandant et son assistant, 2 chirurgiens, 4 médecins généralistes, un dentiste, un quartier-maitre et 3 prêtres. Il y avait une centaine d’autres personnes dans l’unité, principalement des infirmiers et aides-soignants. Ces unités étaient extrêmement mobiles.
Quand la guerre éclair allemande a été déclenchée en mai 1940, le 12ème Poste de Tri des blessés a dû s’installer sur le terrain de sports d’Annezin, près de Béthune. Après 3 mois de « drôle de guerre », les blessés ont soudainement afflué en masse, les bombes et obus ont commencé à tomber sur le terrain de sports, et l’unité s’est vite retrouvée en avant de la ligne de front. Le 26 mai, ordre leur a été donné de se retirer vers Dunkerque pour y ouvrir un hôpital.
Voici son journal
Mardi 27 mai 1940
J’étais en charge du 2ème groupement avec 3 camions et une quarantaine d’hommes. Nous nous sommes perdus en route et nous sommes retrouvés près de la frontière belge. Nous avons retrouvé la bonne route au coucher du soleil, mais le voyage était très long à cause des réfugiés, des véhicules abandonnés et du bétail errant. Tous les quarts d’heure, la route était mitraillée par des avions en rase-mottes. Nous sommes arrivés à Dunkerque à 1h du matin, au début d’un autre raid aérien. Nous avons trouvé une maison avec le reste de l’unité, et j’ai dormi sur le sol de la cave.
Mercredi 28 mai
Juste après un raid aérien, la route jusqu’au Chapeau Rouge a été très agitée. En chemin, nous avons pris en charge 2 soldats sévèrement brûlés, et sommes arrivés au château de Rosendael (le Château Coquelle NDT-) dans les environs de Dunkerque. Nous savions maintenant que nous nous retrouvions avec le bébé sur les bras et que le BEF quittait Dunkerque aussi vite que possible. J’ai immédiatement organisé l’installation d’une salle d’opération, et en 2 heures, nous avions 2 équipes chirurgicales en action.
Un drôle de sentiment régnait alors que nous remettions au travail pendant que tout le monde rentrait à la maison. Cowell est arrivé et nous a dit de nous attendre à recevoir 700 blessés.
Les bombardements alentour étaient fréquents. En ce premier jour, nous avons opéré sans discontinuer, pensant à la promesse faite de nous envoyer l’aide d’ambulanciers de campagne. Ils ne sont jamais venus, ils étaient déjà repartis vers l’Angleterre. J’ai dormi cette nuit-là sur des bagages dans le mess des officiers.
Jeudi, vendredi, samedi, 29, 30 et 31 mai 1940
La journée a commencé à 5h, et les blessés arrivaient en flot continu. Ce sera plus simple si j’écris en prenant les journées des 29,30 et 31 comme un ensemble.
Ces jours ont été frénétiques à l’extrême. La seule nourriture était en boîte, et était servie dans une petite pièce emplie de bric-à-brac. Presque chaque repas était constitué de corned beef et de biscuits, que l’on mangeait debout.
Les tirs d’obus et les bombardements se sont intensifiés. Une bombe de 500 livres est tombée à moins de 50 mètres de la maison, et une plus petite à moins de 20 mètres. La quantité de blessés a augmenté jusqu’à ce que la maison soit pleine, et que l’allée soit emplie d’ambulances chargées de blessés. J’ai déplacé ma salle d’opération jusqu’au grenier, muni d’une seule ampoule électrique.
Le commandant, Munro et Longridge étaient vraiment surchargés avec l’évacuation des blessés et ont fait de nombreux allers-retours jusqu’au mole Est dans le port de Dunkerque. Le commandant a été exceptionnel, mais je pense qu’il devait être épuisé.
Munro était courageux et fringant ; Longridge était obstiné et lui aussi éreinté. Gordi et Wills étaient excellents avec les patients. Les autres hommes de l’unité montraient des signes d’usure, et j’étais moi-même pas loin d’être à bout. Certains hommes ont fait un travail remarquable; d’autres ont passé la plupart du temps dans la cave.
L’état des blessés s’entassant sur ce terrain, et le peu d’espoir d’être évacués mettaient un voile sur les opérations chirurgicales. J’ai décidé de me mettre à contribution pour l’évacuation plutôt que d’opérer.
J’ai conduit le commandant jusqu’à la jetée Est et j’ai vu Dunkerque pour la première fois en 3 jours. C’était une vue de désolation, et on conduisait très vite pour diminuer le risque d’être touchés par une bombe. Je suis resté de 10h à 13h30, et de 14h30 à 147h sur la Jetée, et ce jour-là nous avons évacué 700 blessés.
J’ai été vraiment impressionné par les 4 commandants de la Marine, je les ai écoutés et observés alors qu’ils dirigeaient les navires avec une grande assurance. Ils avaient l’air tellement confiants, ce qui faisait du bien à voir après avoir été témoin des horribles tâtonnements de l’armée.
C’était un jour fatigué, avec des obus qui sifflaient toutes les 10 à 15 minutes. Les bombardiers plongeaient, et bombardaient la flotte de navires. La jetée elle-même était digne d’H.G. Wells ; chevaux morts, ambulances retournées, colonnes de prisonniers allemands, bateaux coulés et Dieu sait quoi d’autre. Un dépôt sauvage de munitions était juste assez proche pour ajouter de la variété au paysage.
Georges Hewer nous a rejoints le 30 mai
Ces 3 jours, 3 jours entiers au Château Coquelle, furent exténuants, mais au moins toute l’unité était là, et au moins il y avait quelqu’un d’autre que moi pour tenir les responsabilités. A ce moment je pensais que j’avais connu l’enfer pendant ces 3 jours, mais je ne savais pas encore ce qui m’attendait !
Le soir du 30 mai nous avons été prévenus que nous serions évacués à 23h00. Le matériel et les hommes attendaient dans les ambulances quand un message est arrivé, nous disant d’attendre 4h du matin. A 4h00 un autre message est arrivé : « le 12ème Poste de Tri doit rester ouvert, seuls les patients évacuent ». C’était simplement l’une de des nombreuses déceptions que nous avons connues au fil des jours.
L’un des aspects les plus lugubres de ces journées était de voir que chaque personne en charge de responsabilités semblait abandonner son poste et sauter sur un bateau pour rentrer à la maison.
Durant ces journées, je me souviens avoir vu à distance environ 1000 parachutistes allemands descendre, que j’ai aperçus à travers la fumée s’élevant au-dessus de Dunkerque.
1er juin 1940
Un bazar infâme. Les bombardements s’abattaient très près de la maison et les blessés étaient dans un état terrible. On nous a dit que les allemands étaient très proches, et qu’ils pourraient arriver ici demain. Munro et moi avons décidé de faire quelque chose ; le commandant était ouvert à nos suggestions. Nous sommes allés voir 2 hôpitaux et un couvent à Dunkerque. Tous nous ont refusés, et dans un profond désespoir, Munro et moi nous sommes installés dans une tranchée pour fumer une cigarette « en paix ». Un autre raid aérien a débuté immédiatement après, mais nous avons eu nos premières 15 minutes sans rien avoir à faire depuis des jours.
Retournant au Château Coquelle, l’atmosphère était différente. L’ordre d’évacuation était arrivé, accompagné de l’ordre de laisser sur place 1 médecin et 10 hommes pour 100 blessés. J’ai décidé d’opérer à nouveau. A ce moment nous n’avions que des bougies pour éclairer la cave, et j’ai dû procéder à 2 amputations. L’une d’elles était pour un petit français, j’ai dû poser des questions à sa mère en pleurs. Cette nuit-là je suis allé dormir vers 3h du matin.
A 14h30 nous nous sommes rassemblés pour le tirage au sort. Sur les 17 officiers, seuls 3 devaient rester, donc mes chances me semblaient plutôt bonnes. Alors que le commandant brassait les papiers sur lesquels nos noms étaient écrits, mon cœur battait la chamade. Cocky O’Shea, le prêtre catholique, tirait les bouts de papier.
Les 4 derniers noms tirés étaient Herbert, Hewer, Williamson, et Newman. J’étais le dernier nom tiré, aucune chance de m’en sortir. Au moins je connaissais mon sort. Hewer pouvait encore évacuer si nous parvenions à faire partir 60 blessés, mais il n’a pas eu cette chance. Les autres devaient partir à 20h00 rejoindre un bateau.
Je n’oublierai jamais ces 5 heures avant leur départ, essayant de paraître efficace et indifférent, alors que tous semblaient craindre de me parler.
J’ai discuté et pleuré avec Cocky, il m’a donné sa croix, que je chéris plus que toute autre possession. J’ai discuté et pleuré avec Lissy, et il m’a donné sa Bible.
Nous avons évacué d’autres blessés, mais il est devenu évident que Hewer, Williamson et moi devrions rester. Le commandant nous a tous rassemblés pour nous parler, c’était un cauchemar de les voir heureux de partir.
Finalement j’étais soulagé de leur départ. Quelques minutes avant, Lissy a organisé un petit service religieux, c’était très court, et vraiment digne de l’occasion. Ils sont enfin partis, nous laissant avec 300 blessés, et dans l’attente des allemands.
Hewer, Williamson et moi nous sommes rassemblés dans ce qui était le mess, et avons essayé de mettre un peu d’ordre dans ce chaos.
Le mess était à la cave. Whitehall, l’ordonnance du mess, a organisé tout ça parfaitement, il a été un rayon de soleil dans ces jours sombres à venir.
Nous avons bu quelques verres et essayé d’inventorier ce que nous avions. Il y avait des ambulances éparpillées partout dans les jardins, des patients sous tentes, des corps, et la maison qui puait comme une fosse septique. Ce soir-là nous avions l’espoir de pouvoir embarquer, mais ce n’est pas arrivé.
Réalisant le désespoir de la situation, nous avons décidé de prendre une nuit de repos. Whitehall a été parfait, il avait préparé un vrai repas sur une table, et avait préparé nos lits.
Dimanche 2 juin
Nous avons dormi quelques heures, et avons été réveillés par une détonation terrifiante. Une bombe est tombée sur la pièce de devant, celle de la salle d’opération. Dans la pénombre de l’aube, nous avons sorti les blessés des débris de maçonnerie et les avons déplacés dehors. Il y a eu une douzaine de victimes, l’un d’entre eux avait un bloc de béton dans le visage.
En quelques instants, nous étions dos au mur. Partout, des blessés hurlaient : « de l’eau ! » ou « infirmier ! ». Des hommes nus, blessés et brûlés rampaient difficilement dans l’herbe, les bombes continuant à tomber à proximité.
Pendant la matinée, une bombe est tombée sur une ambulance française, 6 hommes sont morts et un major blessé.
Le commandant St. Pol était mon pilier. Quoiqu’il arrive, je sentais qu’il était là, qu’il était un officier d’expérience et qu’il saurait quoi faire. Mais maintenant qu’il était blessé, il n’y avait personne à qui je puisse demander de l’aide.
Encore une fois la bizarrerie de la situation m’a sauté aux yeux. J’étais maintenant le propriétaire de 3 voitures : Une Humber Super Snipe, une Lincoln Zephyr, et une Austin 7. J’ai choisi la Zephyr, et j’ai filé vers le Bastion 32 près du port de Dunkerque (le QG allié). Je suis finalement tombé sur une réunion à laquelle participait le Général de Division Alexander. C’était bon de voir quelqu’un de si important toujours en France !
Je lui ai parlé de notre situation désespérée, et lui ai dit que sans aide, tout ce que nous pouvions faire était de tenter d’éviter à 600 blessés de mourir de soif. Il a immédiatement passé un message radio demandant 2 navires hôpitaux. Voilà enfin quelque chose à quoi s’accrocher.
Sur la route du retour vers le château, j’ai conduit la Zephyr comme un dingue à travers des câbles électriques sectionnés, des trous d’obus etc. J’ai raconté ce que m’avait dit le Général aux gars et une lueur d’espoir est apparue dans leurs yeux. Forsyth nous avait rejoint depuis une unité d’ambulances, avec un gars nommé Gaze, un entrepreneur de Diss (ville du Norfolk, NDT) qui était vraiment un chouette type.
Pour moi, ce soir-là était le plus éprouvant que nous ayions connu.
Un message est arrivé demandant à tous les blessés capables de marcher de se rendre au port. J’avais 4 camions prêts à partir, l’un d’eux conduit par un blessé. C’était incroyable de voir qui pouvait marcher. Des gars rentrant en Angleterre en chemise, avec une couverture et les pieds nus, certains avec des profondes blessures au dos, aux jambes, boitant accrochés aux épaules d’autres blessés. J’en ai chargé une centaine dans les camions, et c’était vraiment une vision superbe alors qu’on les saluait pendant qu’ils démarraient. Pour autant que je sache, ils ont embarqué et sont repartis en Angleterre. Bonne chance à eux.
Vers 21h45, alors que la nuit tombait, nous avons reçu un message nous prévenant qu’un navire-hôpital arrivait. J’ai rassemblé les hommes, pour leur dire qu’on avait une petite chance, et que si on travaillait vraiment dur toute la nuit pour évacuer les blessés, on pourrait avoir une place sur un bateau. C’était incroyable de voir l’effet que ce mince a espoir a provoqué.
5 ambulances se sont immédiatement mises en route.
Gaze, moi, Hewer, Williamson et Evans
Gaze et moi avons été séparés des autres. C’était terrifiant de conduire dans ces rues presque infranchissables, avec tant de maisons en flammes ; en fait la nuit était rouge des innombrables bâtiments en flammes. Nous sommes finalement arrivés à la Jetée et avons attendu. La Marine n’avait aucun navire en vue.
Hewer est arrivé par une autre route, et a fini avec son ambulance en équilibre sur 2 roues sur un énorme morceau de charpente, à 2 doigts de la renverser. Je n’ai jamais compris comment il a réussi à se sortir seul de cette situation.
Nous avons attendu une heure. Aucun bateau n’est arrivé.
A 23h00, j’ai vu la dernière file de soldats britanniques passer.
Avec l’aide de marins, nous nous sommes précipités pour amener quelques brancards sur la Jetée, à environ 800m, et les avons mis sur un bateau. Vers 23h30, 4 commandants et brigadiers, et tout ce qui restait d’anglais sont montés à bord d’un navire en bois.
Et nous avons été laissés là, seuls debout sur la Jetée.
Abandonné par l’Angleterre, et avec seulement l’arrivée des allemands à attendre.
Aussi longtemps que je vivrai, je ne pourrai pas oublier cet instant. J’ai ressenti le plus grand désespoir que je n’aie jamais connu.
Nous avons supplié des soldats français de prendre le reste des brancards avec eux à bord, ce qu’ils ont fait avec une mauvaise volonté apparente. Au moins nous avons accompli notre devoir, et avons 25 hommes de plus en sécurité. Il y a même un homme sur un brancard que nous avons balancé à bord alors que le bateau quittait le quai. Il a atterri sur le pont sans dommages.
Maintenant nous étions sur le quai avec les derniers soldats français sur le départ, et plus aucun espoir de voir arriver un navire-hôpital. Nous sommes repartis d’un pas lourd vers les ambulances. Sur la route du retour, je voyais à peine où j’allais et nous nous sommes encore retrouvés séparés.
Nous sommes arrivés au château. Les hommes avaient tout donné pour préparer le départ des blessés, et maintenant qu’ils avaient abandonné tout espoir d’être évacués, ils étaient allés se coucher dans un état de fatigue et de détresse absolu. Il était maintenant 1h00. Sur la route du retour nous avions aperçu 2 lumières nous indiquant les positions allemandes. Ils paraissaient vraiment proches, nous avons donc pris quelques précautions. 4 médecins et 4 gradés ont pris des tours de garde de 2 heures. Nous avons rapidement bricolé une croix rouge lumineuse que nous avons placé devant la porte principale. Les allemands ne sont pas venus. Cette nuit était un enfer avec les batteries lourdes françaises à gauche et à droite, la flotte française derrière, et les bombes tombant partout.
Je me souviens m’être effondré sur le sol en pierre de la cuisine, épuisé, et m’être endormi profondément. Cette nuit a été un enfer même si aucune bombe n’a touché le château. La nuit d’avant nous avions dormi dans la cave, et même si ça ne m’avait pas traversé l’esprit sur le moment, je me souvenais maintenant que nous y avons laissé 3 hommes mourants puisque cette cave était également une salle d’opération. Le Capitaine Bartlett était l’un de ces 3 hommes morts au matin ; c’était vraiment un type génial et il repose maintenant dans ce qui sera le cimetière de Rosendael.
Lundi 3 juin
C’était un lundi après le pire dimanche de ma vie. Nous avions passé la journée sous une pluie d’obus, avec les bombardiers en piqué lâchant leurs bombes alentour.
La batterie française a ralenti le rythme. Le puits est à sec et nous n’avons pas reçu d’eau depuis 2 jours. Partout, les blessés hurlent pour avoir de l’eau. La situation était critique, jusqu’à ce que Gaze trouve une mine d’or : un autre puits.
C’était presque impossible de continuer à opérer. Tout ce que nous pouvions faire était de les déplacer vers des endroits plus sûrs, les empêcher de mourir de soif, et enterrer nos morts. 4 hommes ne faisaient que ça, enterrer les morts. Nous en avions maintenant 150 dans notre cimetière.
Nous avons assisté à un combat aérien de grande classe, et vu 2 Defiants abattre 3 avions ennemis. Ça a fait du bien de voir pour une fois des avions à nous. Je préfère ne pas décrire l’état des ambulances. Elles ont d’une hygiène épouvantable.
Au milieu de la journée, 3 obus ont touché le château. La première a touché les marches du perron, faisant s’effondrer la cave alors que 10 hommes s’y trouvaient. Nous les avons sortis de là, et c’était incroyable de voir qu’ils étaient si peu touchés. Un autre obus a touché le toit, a blessé quelques hommes et a failli avoir Williamson. Le troisième a touché notre ancien mess. Des hommes dans les ambulances sont morts, d’autres ont été blessés. Les pertes étaient considérables, même si on aurait pu s’attendre à bien pire.
Un danger réel était en vue. Les allemands approchaient et les français prenaient position sur le canal à moins de 200m du château. Nous sommes allés voir un capitaine français avec Forsyth et l’avons supplié de garder ses hommes hors du parc, mais il nous a donné peu d’espoir.
Plus tard dans la journée, les français ont commencé à creuser en bordure de parc côté canal. Ce n’était pas bon pour nous. Il paraissait évident que leur retraite se ferait à travers le parc où tous les blessés reposaient sur leurs brancards, qu’ils finiraient peut-être par se cacher dans nos caves. Ça finirait forcément par des combats au corps à corps à l’intérieur du château.
Juste avant la nuit nous avons discuté avec un Commandant français, et il nous a promis qu’ils ne passeraient pas le parc. Ça nous a redonné un peu d’espoir.
Alors que la nuit tombait, nous avons placé Helmut, notre prisonnier allemand -un pilote- près de la porte d’entrée à côté de notre croix rouge lumineuse. Nous avons rapidement appris comment dire en allemand « Croix Rouge », « ne tirez pas » etc. J’ai organisé des tours de garde pour les gradés, et nous avons chacun passé une heure devant la porte, espérant chacun notre tour ne pas être touché par une bombe.
Il ne s’est rien passé pendant mon tour de garde, mais quelques instants après une pétarade de tirs s’est déclenchée. Nous pensions que français et allemands s’affrontaient enfin de chaque côté du canal. Puis nous avons soudainement réalisé qu’aucune balle ne venait vers le château, et que tous les tirs provenaient du même endroit. Quelqu’un avait mis le feu à un tas de munitions abandonnées. C’était certainement les soldats français en retraite.
Mardi 4 juin 1940
Mon devoir terminé, je suis allé me coucher à 4h00 du matin. Je ne savais rien de plus jusqu’à ce que je sois réveillé soudainement par une voix disant « les allemands sont là ! ». J’ai rapidement mis ma vareuse, ma ceinture et ma casquette et me suis dirigé vers le perron.
Les allemands étaient partout, assis à parler aux blessés, leur montrant des photos et leur donnant à boire. C’était une belle matinée, on entendait le loriot doré chanter dans le grand chêne du parc. Nous avions enfin la paix. Quel soulagement ! Ce jour-là, j’étais ravi de voir les allemands.
Forsyth était à la porte quand il les vit arriver tranquillement, le fusil en bandoulière. La présence d’Helmut a vraiment été bénéfique pendant les 10 premières minutes, il nous a bien aidés. C’était un soulagement de voir qu’on pouvait enfin travailler sans avoir à se précipiter dans un abri, que nous n’avions plus à déplacer les blessés toutes les heures pour tenter de les protéger des obus, et que les avions allemands étaient désormais « amicaux ».
Les allemands nous ont laissé seuls presque toute la journée. Ils semblaient s’intéresser à notre nourriture, donc nous en avons vite caché une partie dans la cave. Ils adoraient nos fruits et lait en boîte et nous en ont pris la plus grande partie.
Gaze est allé chercher de l’eau avec un allemand, et a essayé de lui parler allemand pour faire bonne impression. Les patients étaient dans un état épouvantable, surtout dans les ambulances, nous les avons donc sortis des véhicules pour les allonger sur l’herbe, où ils avaient au moins un peu d’air frais. Quant au Chareau, il sentait vraiment très fort, était surchargé de blessés, et dans un état catastrophique.
Les brûlés étaient fous de douleur et dans un état effrayant. Je pense que certains allemands ont senti que cette guerre était horrible quand ils les ont vus.
Ce jour-là nous avons pour une fois pris de vrais repas, c’était un vrai plaisir. La batterie de campagne allemande s’est installée avec nous dans le parc, ils nous ont montré de beaux chevaux. J’ai montré le parc à un officier allemand pendant qu’il se pavanait sur un cheval dont il semblait très fier.
Les allemands nous ont apporté de la soupe dans la soirée, nous l’avons appréciée. Les blessés commençaient à appeler les allemands plutôt que nos infirmiers.
Nous avons eu une bonne nuit de sommeil, et cette nuit-là la vie semblait presque valoir le coup d’être vécue.
Philip Newman a passé les 18 mois suivants dans des camps de prisonniers en Allemagne et en France. Il s’est évadé d’un camp en Allemagne en aout 1941, mais a été repris dans les 48 heures. En novembre 1941, il fût transféré à Rouen dans le cadre d’un accord d’échange de prisonniers entre l’Angleterre et l’Allemagne. Quand l’accord est tombé à l’eau, il s’est de nouveau évadé, en janvier 1942, avant d’être renvoyé vers l’Allemagne. Cette fois-ci était la bonne, et il est rentré en Angleterre via Madrid et Gibraltar, avec l’aide de la Résistance française.